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Juin 1990
VACLAV HAVEL
Cet entretien, réalisé par Michel Bongiovanni, a fait l’objet d’un film vidéo produit par le Centre international de création vidéo de Montbéliard-Belfort que dirige Pierre Bongiovanni.
Né en 1936, Vaclav Havel a été élu président de la République tchécoslovaque en juillet 1990 mais a
démissionné en juillet 1992, après la partition du pays. Il a été élu président de la République tchèque en 1993.
Cet entretien se déroule dans un climat un peu étrange. Vous êtes surveillé, et pourtant vous nous parlez sans précaution particulière… Etes-vous, ou pas, libre de vos mouvements ?
— J’ai été isolé jusqu’à ce dernières années, mais plus maintenant. L’isolement a été effectif au cours des années 70, à une époque d’engourdissement général de la société. C’etait comme si les gens avaient perdu espoir, qu’ils ne croyaient plus possible un changement social. Ils avaient alors cessé de s’intéresser à la vie publique, laquelle était d’ailleurs systématiquement étouffée. Les gens s’étaient retirés en eux-mêmes, communiquant très peu entre eux.
Période d’adoption de la société, où chacun se retrouvait isolé des autres. Moi, je l’étais d’autant plus, isolé, que j’appartenais à cette catégorie de gens qui, après l’invasion soviétique de 1968, étaient désignés, en quelque sorte, comme des ennemis de la patrie. Il était dangereux de nous fréquenter. J’étais un écrivain interdit. Je ne pouvais exercer d’activité nulle part...
Puis, peu à peu, les choses ont commencé à évoluer. Aujourd’hui, la situation est radicalement différente. Non que la direction du Parti, ou le gouvernement, ait changé de politique. Ce sont toujours les mêmes. Mais la société, elle, a changé. Les gens sont peut-être fatigués de leur fatigue. Ils ressortent d’eux-mêmes, de leur isolement. Quelque chose comme une vie publique, à nouveau, se dessine.
De nouvelles générations montent, qui n’ont pas été marquées par le traumatisme de l’invasion soviétique. Ç’aura été un glissement graduel, progressif - mais important. J’ai pu, quant à moi, suivre d’assez près ce glissement, du fait que j’ai été plusieurs fois arrêté et incarcéré. En entrant en prison, on emporte en quelque sorte avec soi la conscience de la situation qui prévaut au moment de son arrestation. Ensuite, pour un certain temps, on reste en dehors du cours des choses, avec, à l’esprit, ce souvenir arrêté. Puis, brusquement, on ressort de prison. On est alors particulièrement sensible à tous les changements qui ont pu se produire entre-temps. À la fin de chacun de mes séjours en prison, j’ai été surpris par de nouveaux développements. À chaque fois, la société était davantage animée, I’apathie avait encore reculé, des gens plus nombreux s’étaient ressaisis...
Avez-vous dû, à un moment ou à un autre, cesser d’écrire ?
— Depuis vingt ans mes pièces sont interdites en Tchécoslovaquie, mais je n’ai pas cessé d’écrire. On ne peut pas vraiment interdire à un écrivain de le faire. Sa mission est de continuer d’écrire, de parler, même dans les conditions les plus difficiles. J’ai donc continué à publier. Où ? à l’étranger, mais, surtout, dans le Samizdat, l’édition clandestine.
Au début des années 70, deux cultures antagonistes sont apparues dans ce pays. L’une officielle, autorisée, I’autre clandestine, indépendante. Après des débuts modestes, le Samizdat a pris une ampleur considérable. Aujourd’hui elle produit des dizaines de revues et de journaux, des livres par centaines et même un vidéo-journal. Ces dernières années, les barrières entre ces deux cultures ont commencé à se lézarder. Un espace intermédiaire s’est formé, qu’on a appelé parfois la " zone grise ". Il y a eu infiltration–culture officielle et culture indépendante se sont rapprochées l’une de l’autre, parce qu’elles ont compris qu’aucune d’elles ne détenait le monopole de la culture. C’est cette pression intérieure, cette prise de conscience qui a causé le rapprochement, et non une quelconque libéralisation de la politique culturelle des autorités.
Quel rôle politique et social attribuez-vous aux intellectuels ?
— Les intellectuels ont raison de vouloir penser le futur. Ils ne doivent pas avoir honte de travailler à l’avenir, de l’imaginer. Mais leur tâche première, leur mission prioritaire, c’est, à mes yeux, de comprendre le présent, d’en comprendre les crises et de leur donner un nom. Ainsi naît la vraie conscience des perspectives.
Construire, bâtir le meilleur monde possible, c’est le rôle des hommes politiques. Les intellectuels, eux, doivent veiller, mettre en garde, avertir. Ils doivent, en un sens, contrôler les hommes politiques, leur rappeler combien ils s’éloignent de la réalité lorsqu’ils suivent les faux-semblants de l’idéologie. Disant cela, je parle en déçu de l’idéologie. Déception qu’a connue toute cette partie de l’Europe. Nous vivons dans des conditions qui forcent l’homme à réfléchir sur la faillite des idéologies...
Ce que nous voulons, ici et maintenant, ce sont des choses simples, élémentaires. Sans référence idéologique, hors de toute idéologie. Nous aspirons à partager les valeurs fondamentales de la vie, celles auxquelles le simple bon sens, l’élémentaire dignité humaine demandent qu’on fasse droit.
Qu’avons-nous connu ? Une tentative de soumettre le monde à l’idéologie. Quel échec ! Peut-être cet échec fera-t-il comprendre aux intellectuels qu’il ne suffit pas de bâtir une théorie pour, ensuite, y plier la réalité. Vivante, mystérieuse, la réalité dépasse toutes les théories, tous les projets, tous les concepts imaginables. Avant de l’ordonner, de l’organiser, il faut faire montre d’humilité et de respect pour la richesse, la diversité, la bigarrure de la vie. Impossible de l’étendre sur le lit de Procuste d’une utopie enfantée par le cerveau froid d’un idéologue. Or c’est ce qu’on a fait dans notre partie du monde. La faillite est totale. D’où la méfiance des intellectuels d’Europe de l’Est envers les projets, les théories. D’où notre volonté de nous en tenir à l’analyse du présent, meilleure façon de dessiner l’avenir.
Voyez-vous une différence entre les rôles respectifs des intellectuels à l’Est et à l’Ouest ?
— La première différence est celle-ci : dans la plupart des pays du bloc communiste, récemment encore, la politique, le débat politique, semblaient avoir disparu. Le totalitarisme supprime la politique. Privée de toute culture politique, la société ne peut construire ses défenses naturelles, l’opinion publique ne peut naître. La politique ne trouve même pas de terrain professionnel où s’exercer. Or il est arrivé une chose étrange. La politique qu’on chassait par la porte est revenue par la fenêtre. Soudain elle a envahi tout le champ de la vie sociale. Tout a pris, en cachette, un sens politique : un concert, une messe, une fête foraine...
Dans ces conditions, la parole de l’écrivain acquiert une aura extraordinaire. Surtout s’il essaie de dire la vérité, sans craindre les complications, s’il cesse d’être l’interprète docile de l’autorité. Pourquoi cette importance de l’écrivain ? Parce que l’instrument avec lequel il travaille, c’est la langue, qui nomme, qui interpelle. C’est l’outil culturel par excellence. Chez nous, l’audience culturelle de l’écrivain est égale à l’attente politique-immense. Beaucoup d’occidentaux en sont frappés. Les gens brûlent d’entendre ce qui va être dit, exprimé. C’est leur espoir, leur liberté qui semblent ainsi prendre forme. C’est comme si la société, à travers cette fermentation culturelle, se différenciait, se structurait. Les écrivains, sur qui pèse une responsabilité politique croissante, doivent d’autant plus faire preuve d’exigence.
Cette volonté de changement en Europe de l’Est et en d’autres régions du monde, est-ce une nouvelle ère qui commence ?
— Je ne suis ni futurologue ni voyant. Je ne sais pas où va la communauté mondiale. J’observe, partout, les signes économiques, politiques, écologiques, d’une crise profonde. Cette crise, quant à moi, je la dirais existentielle, identitaire : l’homme a perdu le sentiment de responsabilité qu’il avait envers quelque chose de transcendant, qui le dépassait. Nombreux sont les hommes et les femmes, dans le monde, qui l’ont senti, compris, et qui essayent de trouver une issue.
Peut-être la fin du millénaire verra-t elle s’ouvrir des perspectives nouvelles. On observe déjà des signes encourageants : un ralentissement de la course aux armements, des tentatives de coexistence pacifique, les accords d’Helsinki. Signes encore modestes. On s’est attaqué aux aspects les plus brutaux, les plus voyants. Mais les aspects les plus dangereux sont ceux, précisément, qui ne sont pas visibles.
Le Fossé entre l’Ouest et l’Est va-t-il disparaître ?
— Franchement, je ne sais pas. Les divergences entre les deux mondes sont si grandes... Ces deux systèmes ont eu, pendant des dizaines d’années, une histoire différente. Aujourd’hui, le système totalitaire de type communiste, ce que j’appellerais, à l’instar des communistes eux-mêmes, le " socialisme stalinien ", se trouve dans une impasse. On commence, à l’Est, à le comprendre. D’où les efforts conjoints visant à instaurer une certaine démocratisation, une " perestroika ". C’est un fait capital. L’Est fait un pas vers l’Ouest. Le monde occidental est-il capable de s’avancer à son tour vers son voisin ? Je ne sais. Il défend des valeurs qui sont bonnes pour l’humanité entière. Il ne veut pas les abandonner et il a mille fois raison. Je souffre quand il lui arrive d’y renoncer : nous y tenons, nous aussi, à ces valeurs. Quant aux secousses que connaît l’Ouest, j’y vois, le plus souvent, une variante de cette crise profonde de civilisation que j’ai évoquée. L’Occident ne résoudra ses difficultés que par lui-même.
Mais il y a un problème grave qui est commun aux deux systèmes, c’est la centralisation excessive. Chez nous, le pouvoir politique, les leviers économiques, les ressources énergétiques, tout est entre les mêmes mains. L’Etat est, en fait, le seul employeur, le seul organisateur de la vie sociale. C’est monstrueux. On retrouve en Occident, sous des formes différentes - entreprises de plus en plus grandes, groupes gigantesques - la même tendance à une centralisation absolue. Le résultat, des deux côtés, c’est une même " anonymisation " de la vie en général, avec chez nous, bien sûr, un aspect plus immédiatement choquant. Les liens humains, les relations de personne à personne, disparaissent des lieux de travail, mais aussi de la vie sociale, des villes, des maisons. L’individu devient un rouage dans une machine immense. Il perd, le sens de son travail et de son existence. Il faudra bien que les deux systèmes réussissent à vaincre, chacun à sa manière, ce phénomène déshumanisant. Quand ils y seront parvenus, peut-être trouveront-ils moyen de se rapprocher...
Dans cet enjeu décisif pour l’avenir, les intellectuels peuvent-ils quoi que ce soit pour changer le cours des choses ?
— L’intellectuel, de par sa nature même, est impuissant dans certains domaines. Un intellectuel, ce n’est pas quelqu’un qui peut changer le monde à la façon d’un homme politique. Il est présent au monde par ce qu’il dit, il agit par sa parole. J’ai écrit un essai, Le pouvoir des impuissants, où j’ai tenté d’expliquer comment une parole vraie, même prononcée par un seul homme, est plus puissante, dans certaines circonstances, que des divisions entières. La parole éclaire, réveille, libère. La parole a aussi son pouvoir. Ce pouvoir, qui est le leur, les intellectuels doivent le garder ou l’acquérir pour en tirer parti. Il ne faut pas qu’ils désirent ni même qu’ils aient la nostalgie d’un autre pouvoir que celui-là. Le pouvoir de transformer immédiatement ou d’organiser socialement, qu’ils le laissent aux hommes politiques.
Au service de quoi pensez-vous que les intellectuels devraient mettre leur pouvoir ?
— Au seuil d’un nouveau millénaire, le bien le plus précieux à défendre, celui qui devrait faire partout l’unanimité, quels que soient les systèmes et les pays où l’on vit, c’est un certain nombre de qualités humaines, de valeurs fondamentales. Et, d’abord, l’humilité. Beaucoup d’événements cruels que nous avons vécus à la fin de ce millénaire, comme l’hitlérisme, le stalinisme ou, par exemple, les excès de Pol Pot, montrent l’orgueil, l’arrogance de groupes ou de personnes, de fanatiques ou de non-fanatiques, des idéologues, des doctrinaires, des utopistes. L’orgueil de ceux qui croient savoir comment tout doit être, qui croient décider de l’ordre des choses. Quand la réalité ne cadre pas avec leurs théories, ce sont leurs théories qu’ils imposent et elles débouchent droit sur les camps, les massacres, les guerres les plus atroces. Ce manque d’humilité, on l’observe ailleurs que dans le domaine strictement politique. À la base de la crise écologique du globe, on trouve encore l’orgueil : l’homme impose à la nature sa volonté, sans respecter ses lois, ses secrets. Je pourrais continuer longtemps ainsi... Gardons le sens de la liberté, de la dignité, de la justice. Et soyons plus humbles.