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Avec « le jumeau », Mickaël Valet réalise une action artistique provisoirement
débarrassée de deux des principaux attributs généralement associés à l’art :
la nature ou la réalité de l’œuvre, d’une part,
la question du public (qu’il soit absent, en devenir ou en perdition) d’autre part.

Pas d’œuvre (exactement visible), pas de public (explicitement invité) : que reste-t-il ?

La légende raconte que le dramaturge polonais Tadeusz Kantor partait travailler sur les glaciers avec sa famille-compagnie à l’écart de toute présence extérieure, pour que la recherche et la création ne puissent s’accomplir que sous le regard des éléments et dans les conditions d’existence les plus précaires.

Certains peintres, ne cherchent plus rien d’autre que peindre.
Leur geste n’a plus de finalité compréhensible (représenter, interpréter, rendre
compte, prendre position), ni esthétique. Une seule volonté : manifester la singularité et l’irréductibilité de la peinture. Pas trace d’émotion, pas de point de vue évident sur le monde, pas de spectacle, presque rien, juste la peinture.
On trouve cela dans la production récente de l’irlandais Dennis Farell et du français Francis Gury (tous deux rencontrés dans les paysages sublimes et sans affectation du sud Haut-Marnais, ceci expliquant peut-être cela).

A l’exception de multiples et agaçantes piqûres d’insectes, de quelques pluies
torrentielles et des rencontres fortuites avec des gibiers en villégiature, « l’aventure » de Mickaël Valet ne présentait aucun risque majeur.
D’ailleurs dans son esprit les aspects de performance ou de challenge n’existaient sans doute pas.

Comme dans les actions-dérives précédentes, le « je suis-là », ici et maintenant, et
l’expédition (a supposer qu’il s’agisse d’une expédition) semblent ne concerner que les chemins à explorer entre soi et soi. On verra plus loin qu’il ne s’agit que d’un leurre et que l’affaire est autrement plus vaillante.

Mickaël Valet cherche à découvrir de nouvelles voies de représentation de lui-même en cours de projection dans un espace-territoire donné. Pour nous ouvrir la voie. La voix.

Le propos peut sembler vain (d’ailleurs dans l’actualité du moment peu de choses
échappent finalement à la vulgarité des vanités sans objet).
Mais J’ai pu observer l’immense potentiel d’interrogation que provoque chez les témoins la seule évocation des actions de Mickaël Valet, qu’il s’agisse des phases de préparation, des moments de l’action proprement dite ou de ses conséquences.
Lors de ces évocations il reste disponible, agréable et vague.
Ce qui peut se produire de mieux dans une conversation advient alors : chacun écoute, questionne puis médite en son for intérieur, sur ce qu’il en serait pour lui-même de sa propre projection dans un territoire nouveau et incertain.

Chacun se retrouve soudain dans la question du mousse-narrateur Ismael, dans le Moby Dick de Melville : « qu’on me laisse a moi-même le soin de faire de mon propre charbon mon propre et personnel été ».

Les actions de Mickaël Valet génèrent, presque par inadvertance, dans l’esprit des
personnes concernées de nouveaux espaces intimes de perception.
Et cette plongée en soi-même, ce reflux ouvre, paradoxalement, de nouvelles
dispositions à l’échange, au partage, à l’altérité.

Ces actions fonctionnent comme des accélérateurs de particules (de pensées, d’effroi, de fulgurances) et, constituées de « presque rien » de tangible elles ouvrent sur « presque tout » d’essentiel.

De là on perçoit que l’extrême discrétion apparente de Mickael Vallet est en
réalité « l’arme fatale », la flèche qui percute notre intelligence et notre sensibilité.

Ce SDF de l’art, économe, lent, absent et présent a la fois, rejoint la figure maintenant universelle du déplacé, du sans-papier, de ce qui reste de l’humanité quand le monde se délite.

On a pu entendre récemment (juillet 2011) des avocats spécialisés dans les affaires
politico-mediatico-libidinales plaider qu’un geste pouvait être « déplacé » sans pouvoir être qualifié de crime. Certes.
Le geste (ou la geste) de Mickael Vallet pose sur le monde un regard faussement naïf (déplacé donc) et ouvre des perspectives difficilement opérationnelles (déplacées donc).

Il ne s’agirait donc pas d’un crime avéré. Voire.
Le geste de Mickael Vallet peut rester inaperçu, imperceptible ou inexistant. Mais, a
contrario, ces mêmes « inquiétudes » lui confèrent une légèreté, un humour, une opacité et une énergie qui désintègrent l’ordre normal des choses et du monde.

Une forme encore inconnue de terrorisme sans cause. Un attentat poétique. Un crime donc. Enfin.

Pierre Bongiovanni, Maison Laurentine, été 2011

Denis Farell
http://denisfarrell11.blogspot.com/

Francis Gury
http://www.jcbourdais.net/journal/27fev08.php

Tadeusz Kantor
http://www.espritsnomades.com/sitecinema/kantor/kantor.html

Herman Melville
http://fr.wikipedia.org/wiki/Moby_Dick