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La plume du peintre
Retournements successifs des idées reçues
Un film de Marie Ka
Après 6 mois de tournage Marie Ka livre un condensé complexe et tonique qui bouscule les idées reçues concernant l’enfance, la transmission et la chasse.
Sur l’enfance d’abord qui au fond se résume a ceci : une soif démesurée et perpétuelle du petit d’homme de recevoir de l’adulte enseignement et vérité. Et c’est parce que cette attente est souvent déçue que l’enfance peut n’être qu’un long et douloureux naufrage. Dans ce film on voit des adultes qui assument sans faille et sans feinte leur rôle de passeur.
Sur la transmission dont on comprend soudain qu’elle se fonde sur le langage primitif de la chasse qui est aussi celui de la tribu. De ce point de vue le film de Marie Ka est un film consacré aux aborigènes des forêts d’Auberive. Rien finalement ne différencie ces êtres de ceux de contrées lointaines apparemment plus exotiques : leur imaginaire et leur archaïsmes sont les mêmes : identifier des traces (c’est-à-dire « d’ou je viens ? »), faire parler les empreintes (c’est-à-dire : « comment produire du langage, de la conversation, de la civilisation ? »), suivre la piste (c’est-à-dire : « qu’allons-nous trouver au bout du chemin ? »), traquer la bête (c’est-à-dire : « affronter le monstre qui est en moi »).
Sur la chasse enfin. La chasse est le sujet périlleux par excellence parce qu’il invite à la reproduction continue de clichés. Marie Ka ne s’engage pas dans une démonstration documentaire, morale ou poétique sur le monde des chasseurs : elle se contente d’en suivre les manifestations ritualisées (préparatifs, briefing collectifs, attente patiente dans les bruissements de la forêts, crissements des chaussures dans la neige, compagnonnage avec les chiens, sons, voix, cris, appels et trompes) et de montrer comment les adultes intègrent l’enfant qu’ils furent au sein de leur petite communauté provisoirement débarrassée des femmes.
On sait que les rituels ancestraux de transmission et d’apprentissage passent par la forêt, par les épreuves, par la peur au combat, par la découverte et la pratique des armes, par le jeu. On se souvient que Joris Ivens (et peut-être aussi Jean Rouch) faisait fabriquer des caméras en bois pour permettre aux apprentis cinéastes de l’Ecole de Cinéma de la Havane de « tourner » de vrais films avec des simulacres de matériel, car l’important n’est pas dans la qualité performative de la machine mais seulement dans la puissance d’investissement de l’imaginaire.
On se souvient aussi qu’une caméra est une arme, mais également qu’une arme est une image, c’est-à-dire un leurre. On retrouve cela dans le film de Marie Ka : les armes surdimensionnées utilisées par l’enfant (les célèbres « Nerf » jouets de plastic bon marché ) et par lesquelles il s’initie au combat sortent tout droit des univers mangas, plastics, tocs et chips. Dans une scène de Sarajevo domestique père et fils miment l’affrontement guerrier, définissent des objectifs de chasse (éliminer les chats errants), édictent des règles (on ne touche pas aux chats qui ont un propriétaire), enseignent les ruses de base (l’art du camouflage), etc…
La couleur enfin est l’un des personnages important du film. Non pas les couleurs pastorales de l’idéal forestier mais celles grandiloquentes des jouets de l’enfant, celles dures et acides des vêtements de chasse, conçus pour être vu, absolument, celles de la chair-viande-viscères et déjections maculées du sang des animaux abattus et dépecés dans des boucheries de campagne.
Quel homme deviendra cet l’enfant ? La réponse n’est pas donnée mais la question est toute entière contenue dans la séquence finale lorsque le père montre à l’enfant comment reconnaître la plume du peintre. La plume du peintre, petite plume pointue en forme de fer de lance, souple et rigide à la fois provient de la bécasse des bois. Au Moyen Age, les moines l’utilisaient pour réaliser les enluminures. Comme chaque enfant, chaque plume est unique : il n’y en a pas deux pareilles dans la manière de se comporter. Comme pour les enfants, il faut s’adapter à chacune d’entre elle. Il faut "sentir" ses orientations, ses inclinations car elle ne laisse pas droit à l’erreur et cela définit au passage les règles de l’art de la transmission. En raison de sa fragilité (comme la fragilité de l’enfant), chaque plume ne permet de faire qu’un seul et unique original. (Un seul et unique destin).
Et l’on comprend alors que l’enfant EST la plume du peintre et que l’ambition du père est de guider son fils dans la découverte de cette énormité : « tu seras un homme mon fils ». Ambition archaïque, intemporelle, universelle. Et c’est une femme qui le dit.
Ce film est aussi un manifeste du retournement des idées reçues.
Et c’est peut-être en cela qu’il est devient subtilement précieux.
Premier retournement : la transformation des armes de chasse (celles utilisées par les Hommes-Chasseurs dans la forêt) en jouets de plastique (ceux utilisés par le père et le fil pour s’affronter dans la cuisine ou pour courser les chats dans le village). Ce retournement dénué d’intention ironique signale simplement le statut contemporain de la chasse et le passage d’une activité de survie à une activité de loisir.
Second retournement : la transformation du gibier en viande, et la mutation de la viande en trophée. Après le dépeçage du sanglier le père enseigne au fils l’anatomie du cou de l’animal, avant de le retourner, comme on retourne un gant, afin de restaurer la figure animale dans sa splendeur (son animalité) et son futur de trophée.
Troisième retournement : à la fin du film lorsque l’enfant sort de la voiture avec le corps de la bécasse morte en main, le père demande à l’enfant de tenir l’oiseau "correctement", c’est-à-dire "dignement". A cet instant le père signale à l’enfant la puissance symbolique incarnée par l’oiseau : il ne s’agit pas que de viande avec des plumes autour, il s’agit d’un oiseau en beauté que l’on vient de tuer, et dont le corps recèle un secret : la plume du peintre. A cette instant le corps mort de l’oiseau devient le corps divin d’un animal porteur d’un message intemporel, archaïque et sacré. Il faut tuer l’animal pour accéder au secret, c’est-à-dire à la connaissance. Cette trilogie animalité-meurtre-connaissance est le fondement de toutes les mythologies.
Pierre Bongiovanni Juillet 2012
(Production THE KINGDOM Paris)