Accueil > PRODUCTIONS > Textes > Céline Guillemain : dentellière de l’invisible
"pour sauver le langage il faudrait que chaque mot se remit à peser.
A peser son poids de sauvage volupté" .
"1000 voies rauques" de Marcel Moreau.
"j’aimerais disposer de la simplicité et du chaos"
John Cage.
"... il faudra qu’il reprenne le chemin, celui de l’art sans art.
Il faudra qu’il risque le grand saut décisif, afin de vivre comme quelqu’un qui se serait complètement identifié avec la Vérité. Il faudra qu’il redevienne élève, novice."
"Le zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc"
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Dentelle : tissu très ajouré formé de fils entrelacés qui forment des dessins et dont le bord est généralement dentelé.
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L’anagramme de dentelle est Tendelle.
Tendelle : piège destiné à capturer les grives musiciennes.
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Les textes qui suivent concernent trois œuvres de Céline Guillemain, « Ultramarine », « Métaplume » et « Depuis la faille » réalisées successivement en 2010, 2011 et 2012.
L’écriture de ces textes se nourrit de mon désir, lorsque cheminant sur un ligne de crête, entre la paroi du néant et le précipice, de trouver les mots justes pour accompagner et saluer, sans les arraisonner, les réduire ou les divertir, les gestes de Céline Guillemain.
Etrange projet. Et périlleuse entreprise.
Périlleuse car elle me conduit à me livrer. Sans me délivrer.
Périlleuse car elle projette sur « l’œuvre » une cartographie de mots (les miens) dont elle n’a pas nécessairement besoin pour se déployer.
Périlleuse pour l’artiste qui reçoit en pleine âme (parfois brutalement) les pensées et les émotions que son œuvre produit sur des tiers (en l’occurrence sur moi).
Périlleuse pour le visiteur qui est à la fois conduit (sur les chemins que le texte éclaire) et éconduit (en le privant des chemins que le texte laisse dans la pénombre).
Les œuvres sont nécessairement ambiguës et les commentaires qui les accompagnent le sont aussi. Paradoxalement cela ne les empêche pas de s’éclairer mutuellement dans une noce inédite et barbare.
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Dans plusieurs traditions primitives, les chamanes confectionnent des « filets » comportant divers éléments (végétaux, minéraux, fragments de poterie, lianes, etc.) destinés à retenir, filtrer, neutraliser, exalter les pensées, les rêves, les sortilèges, les mauvais sorts (comme les bons), des voyageurs, des vagabonds, des repentis.
Ces machines symboliques (extrêmement efficaces lorsqu’on les respecte, déroutantes lorsqu’on se contorsionne à les amoindrir) sont nécessaires à la cohésion de la communauté. Elles constituent le lien qui relie les êtres entre eux, les générations entre elles et le terreau qui féconde les avenirs possibles.
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Les installations de Céline Guillemain pointent cela : cette faille, ce manque, cette fissure en nous, désormais anéantie par l’ordre médiatique des choses.
Les assemblages qu’elle édifie sont des échangeurs, des « hubs », c’est-à-dire des espaces mentaux d’interconnexions globales (au fait, pourquoi l’art devrait-il être autre chose que cela ?).
Bois, câbles, cordes, fils, pierres, lames, et tout se qui s’emboîte, s’ajoute, se joint, se glousse, s’enlace et finalement s’accorde à un ensemble qui semble, mais ce n’est qu’une illusion, instable, volatil, et éternel en même temps.
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Dans 1000 ans, lorsque Céline Guillemain aura presque terminé ses tours des mondes et des planètes environnantes, je serai toujours là (ou un autre, chamane lui aussi et non conventionné, composé de même farine) pour voir dans les assemblages et les dentelles qu’elle aura composé des condensés hautement actifs des tourments, des vertus et des splendeurs de notre dérisoire et merveilleuse humanité.
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_ « Et pendant qu’il la regarde, il lui fait un enfant d’âme »
Henri Michaux, « la vie dans les plis »
Pierre Bongiovanni
Mai 2012
Cette œuvre, composée d’objet divers (poutres articulées en équilibre sur le mur pignon d’une maison, grosses ficelles en plastique jaune, grandes lames récupérées dans les scieries désaffectées de la région, socles de bois provenant d’un grand arbre résineux récemment abattu, moules de fonderie, planches, clous, vis, voiles-sac de plastique rigide bleutés, évoquait pour certains visiteurs une chevauchée fantastique, un navire en détresse, un chantier abandonné.
Les semaines passant l’herbe envahit l’espace, figeant l’ensemble dans une sorte d’image arrêtée du dérisoire instable.
Mes sentiments n’ont cessé d’évoluer au sujet de cette installation.
La collecte des éléments nécessaire commença pour moi par un incident qui aurait pu être grave : au moment du chargement dans le camion une des grandes lames métallique (et totalement rouillée) se détendit brutalement en me lacérant le bras droit sans toucher la veine, laissant mon bras ensanglanté. La cicatrice s’est finalement refermée après quelques semaines.
Après quelques semaines également (presque simétriquement) l’installation m’a semblé donner des signes de faiblesse : comme si la tension primitive entre l’ensemble des éléments liés se relâchait lentement, sans d’ailleurs qu’aucun changement notable n’intervienne dans la structure générale de l’œuvre.
J’ai parlé de mon dépit avec quelques personnes de passage ainsi qu’avec Céline Guillemain quelques mois plus tard.
Dépit fondé sur une colère intérieure : celle de voir l’œuvre abandonnée par son auteur.
Comme on abandonnerait un enfant juste après lui avoir donné la vie.
Deux années plus tard je comprends que l’œuvre n’a jamais cessé de voyager dans mon âme. Que la question de l’abandon qui m’inquiétait jadis n’est qu’un leurre qui m’empêchait de voir l’essentiel : l’œuvre agit comme un starter mystérieux qui enclenche un mécanisme souterrain de pensée dont la durée de maturation est et l’éclosion finale sont absolument imprévisibles.
Dans ces conditions l’obsolescence plus ou moins rapide de l’œuvre n’est qu’un moment de sa vie, le moment de sa vie précisément qui annonce sa mort prochaine et inéluctable.
Je me demande encore quelle est la nature des tensions internes qui font tenir une œuvre ou qui la font s’affaisser. Sont-elles ce qui reste de l’engagement de l’artiste au moment de l’édification ? Sont-elles de la seule responsabilité du visiteur ? Sont-elles uniquement déterminées par le contexte, le moment, la situation ?
Ultramarine est cette œuvre qui expose les éléments de la genèse d’une révolution (au sens de cycle) globale.
Premier temps : récupération des objets-preuves d’activités humaines passées et ou encore présentes.
Second temps : assemblage de ces objets apparemment hétéroclites mais tous issus des histoires locales.
Troisième temps : recherche de l’équilibre parfait des formes et des matières à l’intérieur d’un ordre chaotique obéissant à des impératifs esthétiques mystérieux et provisoires.
Quatrième temps : mise en route du starter (ou du baptême) de l’œuvre.
Cinquième temps : coma programmé de l’œuvre physique dans ses tensions internes.
Sixième temps : la tension fait son chemin dans le corps, le cœur et l’âme de chacun.
Septième temps : L’œuvre vit et palpite alors que plus rien d’elle ne subsiste.
Après Fukushima, des chroniqueurs ont raconté le suicide de cultivateurs de thé anéantis par la contamination de leurs terres ancestrales. De génération en génération ces hommes cultivaient un thé rare et pur. La mort choisie fut leur unique réplique. La gravité, la sobriété, la discrétion et l’élégance de leur geste s’opposent en tous points a ce qui a pu être dit sur ce cauchemar. Et disqualifie à jamais la désinvolture nucléaire.
Le thé pur et vert contre la raison atomique. Aucune marge de négociation possible.
L’éternelle virginité du désastre consiste en cela qu’au cœur même du pire le plus radicalement simple et pur continue de résister. Au prix, parfois, comme ici de sa propre disparition.
« Métaplume » est une installation, presque intégralement blanche, créée en été fin juin 2011, soit 3 mois après la catastrophe.
Autant que je me souvienne Céline Guillemain n’a jamais évoqué directement l’événement. Suivant son protocole habituel elle est arrivée, naturellement, avec un ensemble d’ustensiles récupérés en différents lieux auxquels elle en a ajouté d’autres trouvés sur place.
Puis elle a investit une aire herbeuse parsemée de plantes vivaces communément désignées par le terme de « jachères fleuries ».
Jour après jour une chose immense, aérienne, énigmatique et légère est apparue.
Une forme évoquant à la fois un insecte géant, une mariée étendue sur le sol, un filet de sauvetage pour naufragés, un chalut perdu en haute mer, un calamar gigantesque échoué.
Avec en son sein un compte a rebours silencieux composé de grands chiffres de 9 à 0 comme pour signaler une échéance prochaine encore, provisoirement, figée dans le sol. _ Et sur ses flancs des harpons porteurs du mot « ATOM » comme s’il s’agissait d’une créature mythique assiégée par d’invisibles chasseurs.
Herbes et fleurs ont continué de croître insensibles aux raisons de l’art. Sauf que, hasard ou nécessité, « métaplume » s’est nourrie de cette manne végétale, autant que la « jachère fleurie » s’est accommodée de la « chose ».
« Métaplume » est à la fois une griffe qui s’accroche au sol (à la manière des insectes parasites buveurs de sang et porteurs de germes hostiles), l’empreinte de la voûte céleste étoilée encombrée de déchets, décalcomaniée au sol, une machine à penser.
Une machine à penser. Une déflagration poétique.
Une tasse de thé vert dans un corridor radioactif.
De deux choses l’une.
Soit nous attendons des œuvres d’art qu’elles décorent (ou embellissent) nos jardins (nos rues, nos façades, nos paysages culturels, nos galeries d’art à la mode du moment).
Soit nous cherchons, dans le brouillard halluciné de l’actualité à ouvrir de nouvelles conversations avec nos voisins, nos parents, nos enfants, nos amours.
De nouvelles conversations pour tenter d’accéder encore un moment à la beauté de soi dans l’autre et de l’autre en soi. Pour retarder le bégaiement.
Avec « Métaplume », l’air de rien, presque par distraction, Céline Guillemain ouvre cette conversation. Elle manifeste par là, sans slogan et presque sans intention explicite son engagement dans l’art et sa confiance en l’humanité.
Céline Guillemain est un réacteur nucléaire en pleine activité au cœur d’une plantation de thé vert. Mais ici le seul vraie pari est de surmonter l’effroi et la complexité du monde par la radicale légèreté de l’être aimant, vivant, disponible.
En septembre 2010 un puissant typhon traverse le sud de Taïwan et dévaste les montagnes d’ardoise de la région de Pintong.
Les Paiwans, tribu aborigène montagnarde doivent quitter leurs villages détruits pour se réfugier dans les vallées où les autorités les installent dans des maisons préfabriquées inadaptées mais sécures.
C’est dans cette zone qu’arrive Céline Guillemain en avril 2012 pour une résidence artistique de quelques semaines.
Accueillie par les responsables locaux de cette tribu elle est invitée à réaliser une œuvre dont l’édification est décidée à l’intérieur du Parc de Pintong, réserve forestière et culturelle destinée à protéger les patrimoines et traditions paiwans tout en assurant la promotion touristique du site.
Ici comme ailleurs sauvegarde mémorielle, transmission des valeurs et attractivité touristique constituent les ingrédients de toute les ambiguïtés et contradictions du développement. Et ici comme ailleurs chacun fait ce qu’il peut pour s’accommoder des paradoxes.
Rien de cela n’échappe pourtant à Céline Guillemain qui découvre tout à la fois la région, ses habitants, ses coutumes, sa langue et réactive ses propres interrogations concernant la présence, le rôle et la responsabilité de l’artiste lorsqu’il est plongé au sein d’une communauté, qu’elle lui soi familière ou étrangère.
Céline Guillemain découvre très vite qu’elle est une étrangère.
Mais pas plus que chez elle.
Et qu’elle est d’ici.
Mais pas moins que chez elle.
L’artiste porte en lui sa famille et son exil. Et sa propre montagne en bandoulière.
Toujours plus près, toujours plus loin.
La montagne noire, froissée et veuve de son peuple est là, dans l’attente de sa visite.
La population douloureusement déplacée par le destin est là aussi. Dans l’attente également. Dans l’attente d’une autre voie que celle de la survie. D’une autre voie que celle de la dissolution. Ou de la honte.
Dans l’attente d’un autre regard sur elle-même.
Dans l’attente d’une conversation. Même provisoire, même silencieuse, même amoureuse.
Dans ce parc, elle choisit une maison traditionnelle qui deviendra son atelier, son laboratoire, son antre, son ventre.
Et sa raison.
Elle saura plus tard par une vieille femme en prière devant la porte que cette maison abrite l’esprit de ses anciens habitants.
Elle commence son ouvrage. Creuse la terre, transporte ardoises, pierres, cordes, poutres. Relie les minéraux les uns aux autres. Construit, détruit, reconstruit, agence, essaye, organise, hisse, pousse, tourne, recreuse, souffle, râle.
Pleure peut-être.
Jusqu’à l’exténuement.
Ses mains signent la matière comme le danseur signe l’espace qu’il traverse. Non pour se l’approprier : pour le dédier au visiteur qui passera bientôt par là.
Souhaitons-lui de la fragilité, de la disponibilité et de la vigilance.
Des garçons d’ici l’accompagnent et font de son entreprise une entreprise commune. Peu à peu des formes surgissent, totems tombant du toit, momies de pierre figées au sol, flammes minérales, fumées de cendres, incandescences fossiles, cordes tendues comme des harpes muettes, le tout lié, relié mais pas attaché, pas retenu, pas prisonnier.
Laurie Anderson dans une confidence fameuse raconte que ce qui importe dans le lien ce n’est pas le lien, c’est la conscience que l’on a de ce que le lien relie.
La conscience c’est-à-dire la vision claire, limpide, apaisée, de la puissance de ce qui relie sans assujettir, de ce qui soutien sans retenir, de ce qui accompagne sans guider.
Finalement après quelques semaines, la maison engrossée d’ardoises, de cordes, de pensées et de fumées devient le condensé et le condensateur de la montagne toute entière.
Comment est-il possible qu’une maison concentre, condense, converge, et finalement protège toutes les forces des éléments, des vallées, des sentiers et des forêts ?
Est-ce pour cela que l’on dit que les maisons sont des foyers ?
Est-ce pour cela qu’elles abritent les esprits et les vivants ?
L’ardoise est un fragment de la maison qui est un fragment de la montagne qui est un fragment de l’île qui est un fragment du monde.
Et ce monde tout entier est contenu dans une faille.
Cette faille, chacun la porte en soi.
Parfois, comme ici, cette faille porte un autre nom : la joie.